« A Rio, j’ai pété les plombs »
Attendue à la fois sur route et en VTT à Rio, la meilleure cycliste française a complètement raté ses JO. Deux mois plus tard, elle raconte les dessous de ce fiasco.
Il lui aura fallu deux mois pour se retaper. Un peu. Deux mois après avoir abandonné, en larmes, lors de l’épreuve de VTT des Jeux de Rio après un premier échec dans la course sur route (26e), Pauline Ferrand-Prévot, 24 ans, championne du monde sur route en 2014, de VTT en 2015, partie pour être l’une des stars françaises au Brésil, a accepté de revenir sur sa dégringolade olympique et ses relents de dépression. Elle raconte comment elle s’était entêtée à y croire alors que toute l’année lui avait renvoyé le signal clair qu’elle fonçait dans le mur. Chez elle, à Fréjus, où elle vit avec son compagnon, le double champion olympique de VTT Julien Absalon, également en souffrance à Rio, jamais très loin, au soutien, et son chien Rio (si, si !), elle a raconté comment il est compliqué de se relever d’une telle chute. Avec des mots simples et sincères.
Pourquoi acceptez-vous de parler aujourd’hui ?
Parce que ça va mieux et que je veux le faire une fois pour toutes.
Parce que les gens n’ont pas compris ce que vous avez traversé ?
Je pense, oui. J’ai entendu des choses très dures. Blessantes, même. Alors que les Jeux, c’était mon rêve. J’y pensais depuis Londres, où j’avais été très déçue par mon classement (elle était arrivée 26e de l’épreuve de VTT, remportée par Julie Bresset), alors que j’étais très jeune, juste une championne du monde juniors. Je découvrais. Mais je m’étais dit que les choses seraient différentes à Rio. Pendant quatre ans, je n’ai pensé qu’à ça. Peut-être trop. Depuis mes titres de championnes du monde (route en 2014, cross et VTT en 2015), j’avais l’ambition de devenir championne olympique.
Alors qu’à Rio vous n’en aviez pas les moyens…
L’année avait mal commencé. Une fracture de fatigue du plateau tibial début novembre. Un mois sans rien faire avec des béquilles et un autre avant de refaire du vélo, mon premier hiver sans cyclo-cross, je l’ai mal vécu. Il y avait déjà un peu d’inquiétude. Mais je me disais que ça arrivait au bon moment, que j’avais du temps. Mon erreur est d’avoir repris trop vite, trop fort. J’avais accumulé du retard et il fallait absolument que je le rattrape. Alors que le retard ne se rattrape jamais. Ça a été le début de ma galère.
Une sorte de spirale négative ?
Oui. En gros, je me suis trop entraînée et je n’ai jamais récupéré, j’ai enchaîné les blessures, les maladies, des barres de sciatique qui ne m’ont pas quittée de la saison, des allergies, les sinus complètement bouchés… On a mis en place des traitements interdits en compétition, donc c’était à chaque fois des interruptions d’une ou deux semaines derrière lesquelles je reprenais encore plus fort… Jusqu’à attaquer ma saison fatiguée. J’étais moins bien que d’habitude, mais je me disais que ça allait revenir, que le travail allait payer. J’ai eu la chance que mon corps dise stop, j’ai reçu plein d’alertes mais, avec le recul, je me dis que je ne les ai pas entendues.
Pourquoi avez-vous continué à y croire ?
Les Jeux ! Je me disais que c’est une course d’un jour, que j’avais été championne du monde l’an passé un mois après avoir réglé mes problèmes de sciatique. Je me réveillais tous les matins avec l’espoir que ça aille mieux. Je n’ai jamais loupé un entraînement, je me disais : « Si ça trouve, aujourd’hui, sans savoir pourquoi, ça va aller mieux. »
« Mon corps n’en pouvait plus, ma tête n’en pouvait plus et je me suis arrêtée sur le bord de la route »
Et en rentrant le soir ?
C’était beaucoup plus compliqué. J’avais mal à ma sciatique dès que je forçais, et je me disais : « Comment je vais faire, j’arrive plus à faire de vélo. » La douleur, je l’ai eue jusqu’en juillet. Ça allait mieux seulement quand je me reposais. J’ai vu je ne sais combien de médecins, de spécialistes, qui donnaient des avis différents. Un disait qu’il avait trouvé, que j’avais une jambe plus courte que l’autre, qu’il fallait mettre une cale. Puis un autre disait : « Non, c’est pas ça, t’as une inflammation au niveau des lombaires, il faut faire une infiltration. » Une, puis deux… À chaque fois, pour que ça marche, il faut rester tranquille trois jours sans s’entraîner, dix jours sans courir, et le retard s’accumule.
Vous avez même repris en mai une collaboration avec votre ex-entraîneur (jusqu’en 2013), Gérard Brocks, celui de Julien Absalon, comme une dernière tentative…
Oui, pour retrouver un équilibre dans mon entraînement, quelque chose de bon, pas forcément pour la performance, mais pour mon corps. Des charges de travail un peu plus normales. Parce que Gérard connaît les charges de travail que doit avoir une fille.
Vous vous entraîniez comme un mec ?
Sincèrement, quand je voyais les plans d’entraînement de Julien, je m’entraînais beaucoup plus que lui.
Vous avez envisagé le forfait ou réduire votre programme en vous consacrant au seul VTT ?
Je crois sincèrement que renoncer à la route n’aurait rien changé. Je manquais au contraire de compétition. Mais je me suis souvent dit en rentrant de l’entraînement : « Je ne vais pas aux Jeux ! » J’appelais ma mère en pleurant… Elle me disait : « Mais si, ça va revenir, on croit en toi… » Elle a dû me le dire au moins dix fois. Du coup, grâce à elle… ou à cause d’elle, j’ai continué à y croire. Mais chaque jour qui passait me rapprochait des Jeux. On regardait le Tour à la télé avec Julien et on voyait dans un coin le décompte, J-40 avant Rio, J-30… Plus ça se rapprochait, plus je paniquais. Ce décompte me disait que je n’avais pas le temps d’être prête.
Peut-être que les gens ont été durs parce qu’ils ignoraient tout ça ?
C’est vrai. Mais je ne me voyais pas écrire sur Facebook : « J’en peux plus, c’est trop dur. » Car le vélo, c’est dur, ça doit l’être. Sauf que, là, il n’y avait plus que la douleur, aucun plaisir. Ce que j’aimais le plus est devenu mon pire cauchemar.
L’image qui est restée, c’est votre abandon en VTT, devant une caméra, lorsque vous vous mettez à pleurer…
Ouais, j’ai eu la bonne idée de m’arrêter devant une caméra (elle sourit et ses yeux s’embuent).
On vous entend alors dire : « Je ne sais plus faire du vélo… »
J’étais arrivée à un point de non-retour, de rupture. C’est tombé ce jour-là, ça n’aurait pas dû, mais tout ce que j’avais accumulé depuis le début de l’année est ressorti là, au mauvais moment, pendant la course. Je sais qu’on n’abandonne pas aux Jeux Olympiques, mais je n’en pouvais plus. Le vélo est un sport physique, mais c’est aussi un sport où il faut avoir le mental. Et là, ben ouais, j’ai pété les plombs. J’avais trop galéré, mon corps n’en pouvait plus, ma tête n’en pouvait plus, et je me suis arrêtée sur le bord de la route. C’était au sommet de la dernière montée où je m’étais forcée à aller en me disant : « Allez, ne lâche pas, ça va aller, derrière y a la descente ! » Mais non… (Silence.)
Le plus dur, c’est l’abandon ou les deux semaines qui suivent, quand on réalise l’échec ?
Les jours d’après ont été les pires. Je suis restée à Paris pendant deux semaines, chez ma meilleure copine, sans voir personne. Les deux pires semaines de ma vie, je pense. Je ne faisais rien, j’attendais, je me posais des questions. Le jour de la course, on ne se rend pas forcément compte, on ne prête pas attention aux regards des gens. J’étais seulement déçue de moi-même. Mais après, même si j’ai évité d’aller sur les réseaux sociaux, si j’ai éteint mon portable, j’entendais ce qui se disait, les réflexions très blessantes des gens qui parlaient sans savoir. Qui disaient que j’étais moins sérieuse parce que j’avais rencontré quelqu’un. Ces réflexions et ces reproches sur ma vie privée m’ont le plus touchée. J’avais des résultats avant sans être nécessairement heureuse. Et me voilà plus entraînée et plus équilibrée, alors pourquoi ça marcherait moins bien ?
La vie privée d’un couple de cyclistes connus est plus difficile à préserver ?
C’est vrai que, maintenant, j’ai l’impression que tout ce que je ferai ou dirai sera repris ou interprété. C’est chiant. Le sportif, je veux bien, mais ma vie perso ne regarde personne. Je ne comprends pas la méchanceté des gens. Ils n’ont que ça à faire de commenter sur les réseaux sociaux pour me critiquer ou m’insulter !
Vous avez fait quoi à Paris ?
Rien. Mon abandon, c’est le monde qui s’écroule. Je me dis alors : « Je ne remonterai plus sur un vélo, c’est sûr, à quoi ça servirait maintenant, les Jeux sont passés, il faut attendre quatre ans de nouveau, c’est trop loin… » Et puis me lever tous les matins pour m’entraîner en sachant que ça ne va pas, c’était impensable. Alors je me suis dit : « Qu’est-ce que je vais devenir ? » À part le vélo, je n’ai pas grand-chose, c’est un sport qui prend beaucoup de temps, je ne fais que ça depuis que j’ai cinq ans… Je me suis enfermée dans un truc où je voyais tout en noir.
Ce sont les symptômes de la dépression, non ?
Bah… Je pense que c’était le contrecoup. Dépression, je ne sais pas. Dépression, ça dure quand même un certain temps. Mais, chez cette amie, on a fait d’autres choses. On n’a pas parlé de vélo. On n’a pas parlé des Jeux. J’ai eu une vie un peu plus normale. Un jour, en passant devant une animalerie alors que j’étais tellement triste, j’ai vu ce chien en vitrine, un petit bulldog français (il tourne autour de la table de l’entretien en déchiquetant un ballon). Je l’ai trouvé tellement beau ! On va me prendre pour une folle, mais un animal apporte du réconfort. En plus il était tout bébé, dans mes bras… Je l’ai appelé Rio parce que je me suis dit qu’il ne fallait pas que Rio reste seulement un mauvais souvenir.
« J’ai appelé mon chien Rio pour que les jeux ne soient pas qu’un mauvais souvenir »
Qu’est-ce qui vous a servi de déclic pour vous en sortir ?
Quand j’ai touché le fond, je me suis dit que ça ne pouvait qu’aller mieux. Je ne pouvais pas rester comme ça, un peu comme une larve dans mon canapé. Je me suis dit : « Pauline, t’es normalement pleine de vie, toujours partante, alors tu te ressaisis ! » Je me suis simplement posé les bonnes questions. Julien s’entraînait et je le vois gagner à la télé la Coupe du monde et la dernière étape en Andorre (le 4 septembre). Je me suis dit : « Il faut que je me bouge, il ne va pas rester avec une larve à la maison (rires). » On s’est retrouvés, on a fait d’autres activités, un rallye, dans un autre milieu, j’avais besoin de ça, de repartir de zéro pour tourner la page, de me ressourcer. On a refait les choses petit à petit. Le but premier est d’être épanouie dans ma vie, être heureuse. Je pense que les résultats viendront après.
Vous avez repris le vélo fin septembre…
Oui, plus d’un mois après les Jeux, juste pour faire de la descente, sans penser à la performance. L’idée est d’abord de retrouver le plaisir et l’envie. J’étais sous contrat avec Rabobank jusqu’au 31 décembre mais, après les Jeux, je leur ai dit : « Je ne peux plus monter sur un vélo, alors on casse mon contrat maintenant. » Je m’assois sur quatre mois de salaire avant de démarrer le 1er janvier avec ma nouvelle équipe, Canyon, qui a été parfaite. Ils sont venus ici plusieurs fois en me disant : « Même si tu ne cours pas l’année prochaine, c’est pas grave, prends ton temps ! » Mais quand j’ai reçu leurs vélos et tenues, c’est comme avec des jouets de Noël, on a envie de les utiliser tout de suite. Sauf que cette première sortie s’est mal finie…
Ah bon ?
Sur la dernière descente, je sentais que je n’étais plus trop lucide, j’ai dit à Julien et à son frère de partir devant et que j’allais aller à mon rythme. Mais ma pédale a touché une racine, mon guidon a tourné et je me suis écrasée super fort contre un rocher. Impossible de me relever. Me voilà allongée toute seule dans les bois, sans portable. J’attends dix minutes au sol. Ils reviennent et essaient de me remettre sur le vélo, mais j’avais trop mal. J’ai cru que je m’étais pété le bassin. Je suis restée deux jours aux urgences à Fréjus. Ils ont d’abord vu une fissure du bassin, puis ils n’en étaient plus sûrs. Ça me saoulait, alors je suis allée voir un autre médecin, j’ai repassé des examens et il m’a dit qu’il n’y avait pas de fissure mais que l’hématome était tellement gros qu’on ne pouvait pas voir et qu’il écrasait les nerfs. Je n’avais plus du tout de sensibilité. Une sortie à vélo et je tombe ! Déjà, je m’étais presque défigurée en tombant aux Championnats du monde de VTT. 2016 est décidément une année de merde. Je me suis dit : « Je suis maudite ».
Quand pensez-vous reprendre la compétition ?
Julien a proposé qu’on dispute la Mégavalanche de la Réunion, le 27 novembre. Je n’y suis jamais allée. On prendra des vacances juste après. Ça me donne un objectif, car je ne peux pas passer tout l’hiver sans. Mais pas de pression. L’idée est d’avancer au feeling. M’entraîner sans obligation. Si je me sens prête, je reprendrai la compétition au mois de mars ou d’avril. Sinon, je prendrai tout le temps nécessaire. Mais j’ai signé pour quatre ans chez Canyon, et je ne pense pas qu’ils me paieront pendant quatre ans sans rien faire (rires).
Vous choisirez entre route ou VTT ?
Ce qui me motive, c’est de continuer à tout faire parce que j’ai besoin de cette variété. Mais à mon rythme. Depuis que je suis toute petite, j’ai toujours enchaîné sans prendre le temps de me reposer ou même de savourer. J’aurais dû davantage savourer mes victoires parce que, si ça trouve, il n’y en aura jamais d’autres.
Nicolas HERBELOT